MARIA DE FAYKOD OU LE MARBRE ENCHANTÉ
par Michel CAZENAVE
France Culture
L'artiste qui dialogue d'abord avec son public, a l'habitude de dire Gombrich, est toujours en quelque sorte un faiseur; « l'artiste véritable est celui qui dialogue d'abord avec son œuvre.»
A ce sens le plus haut, le plus juste, le plus rigoureux sans doute, Maria de Faykod est sans conteste une véritable artiste.
Non point qu'elle méprise le public, au contraire : mais de l'inviter à voir par-delà les apparences, à pénétrer dans le monde des métamorphoses subtiles d'où jaillit notre monde, elle le respecte d'autant plus et, d'une certaine façon, elle l'aide à se magnifier selon la mesure même où elle lui dévoile les mouvements d'une authentique création.
Après avoir longtemps cru à la réalité autonome de l'art, on sait que Malraux, sur la fin de sa vie, au contact du Shigemori japonais, des peintres de Saint Soleil, en Haïti, ou de certaines formes encore balbutiantes de recherches contemporaines où font soudain retour les formes de l'archaïque, les faces des vieilles Déesses qui s'annoncent à venir, avait finalement conclu que la création se donnerait peut-être, demain, dans l'invention de nouveaux liens avec la transcendance.
De ces retrouvailles avec un intemporel qui surplombe et explique nos tentatives éphémères. Maria de Faykod est l'un des témoins les plus sûrs.
On ne peut comprendre sa sculpture, en effet, si on ne comprend du même coup que, sous la pellicule passagère des phénomènes de ce monde, elle cherche et traque avant tout les énergies si mouvantes qui les font exister.
D'où les interprétations de matières et de formes que nous montrent toutes ses oeuvres: des Vibrations du silence, en 1983, jusqu'à la fontaine de Digne, l'Homme et l'eau, de 1989, tout est transformation permanente, de substance en idée, de minéral en humain, comme dans cette Contemplation de la matière où un admirable corps de femme se dépourvoit de sa tête pour gagner à la place - sait-on seulement s'il s'agit de longues ailes angéliques, d'une tenture qu'emporte le vent ou d'une forme aux limites de l'abstrait qui figurerait pourtant cet esprit essentiel, et qui souffle où il veut ?
La métamorphose incessante qui nous est ainsi offerte doit cependant être comprise dans son sens originel : métamorphose, forme au-delà de la forme et qui, de faire varier celle-ci à tout instant, lui fait dire comme d'elle-même son essence la plus pure.
Que faut-il en comprendre?
Sinon qu'on ne peut pas se tromper sur ce point capital: la forme chez de Faykod, n'est pas en premier lieu la forme de la forme de la matière, et les formes de la matière ne sont jamais, au contraire, que les apparitions à nos sens d'une forme qui s'affirme par-delà le sensible.
Il suffit, pour le savoir, de regarder un instant sa récente Trasnsparition : de ce corps qui se dégage d'un flux de marbre blanc tout courbé dans son dos, et qui affronte, tout tendu, un immense souffle invisible (comme une figure de proue l'océan devant elle) – et un souffle invisible d'autant plus visible de ce fait qu'on ne le voit précisément pas, et qu'on ne peut le deviner qu'à l'effort de ce corps qui en est balayé - de ce corps, donc, la poitrine gonflée et les muscles saillants, on comprend sur le champ pourquoi il se sublime d'une apparition hors de la matière, en cette transparition qu'a voulu de Faykod, c'est-à-dire, à la fois en un au-delà de l'origine et dans un lieu de passage entre un monde minéral et l'esprit qui s'emporte dans ses tourbillons intérieurs pour tout rédimer.
On connaît sur ce point la vieille querelle théorique de la forme d'Aristote et de l'idée de Platon : à travers sa création, et très résolument (qu'elle en soit consciente ou non), ce que pointe Faykod c'est la forme de l'idée, dans un domaine antérieur où tout élément qu'elle indique symbolise sur le champ avec son principe même.
D'où une nouvelle distinction qu'il faut bien introduire. Car lorsque de Faykod donne à voir dans ses sculptures, il faut entendre ce mot sur deux plans différents - à savoir qu'elle offre une œuvre à la vue du spectateur, mais qu'elle l'invite ce faisant à acte de vision qui lui fait regarder, découvrir, contempler un autre lieu que le sien.
Si on voulait parler vite, on pourrait dire simplement que le territoire où se déploient son inspiration et son travail, est à la fois transpatial et transtemporel,ce qui serait certainement juste, mais encore insuffisant.
Dans son approche d'un absolu de la Nature et de l'Homme, de Faykod, en effet, unit indissolublement les deux facultés créatrices que sont la mémoire et l'imagination. Certes, qui pourrait nier qu'elle invente ces jeux d'éléments et d'idées dont se compose sa création, mais qui ne voit en même temps qu'il y a là la reconnaissance d'une réalité supérieure dont nous avons, en quelque sorte, comme le souvenir immémorial ?
Par-delà le temps et l'espace, oui, mais cela signifie que nous sommes surtout conviés à entrevoir ce temps et cet espace singuliers qui sont ceux de l'unité dans laquelle, perpétuellement, veut s'anéantir le présent, de la totalité aussi bien que cette unité ramasse pour mieux la révéler - et si l'on voulait réunir ces deux termes, de l'uni totalité dont on pressent sans arrêt comme la vie intérieure.
Alors, le flux du temps immobile des créations de Maria de Faykod, ce n'est plus une illusion, ce n'est plus, simplement, la nostalgie d'une perte, ce n'est pas uniquement l'expression d'un espoir vers un futur à venir, c'est le signe concret, comme saisi dans la pierre, de la simultanéité des instants en quoi consiste l'éternité découverte, ce présent indéfiniment répandu au bénéfice duquel disparaît, et puis meurt, le présent du temps trivial.
A partir de ce moment, il ne faut plus d'étonner que, dès 1980, Maria de Faykod ait appelé l'une de ses oeuvres Transsubstantiation. Car c'est bien de transsubstantiation qu'il s'agit à ceci près que, dans une remontée aux origines, mais aux origines, faudrait-il dire, métaphysiques de l'homme, cette transsubstantiation s'accomplit selon le trajet inverse à celui que ce terme avait jusqu'ici désigné : de la nature des choses et des êtres vers ce phylum ontologique dont l'art devient ici l'irrécusable manifestation.
De la même façon que l'apparition, tout à l'heure, devenait Transparition et qu'une composition de 1989, dans l'immanence de la pierre, affirmait la Transcendance, nous nous trouvons toujours dans ce domaine de l'au-delà, dans cette médiation dynamique où au cœur de ce qu'il faut bien appeler une trans-histoire qui se révèle la métamorphose est d'abord l'indication la plus sûre d'un royaume des Idées.
En un temps, par ailleurs, où l'on se sert à tort et à travers de matières périssables ou de plastiques imputrescibles, au contraire, qui tentent de défier la mort sans en avoir le courage - c'est-à-dire en l'évitant de par la texture même du matériau - ce n'est pas pour rien non plus que Maria de Faykod a renoué avec la plus grande tradition de la sculpture dans le marbre: il y a dans celui-ci, naturellement, un temps géologique qui affleure et, dans sa puissance à métamorphosant donc insensiblement sa forme volontaire vers un informe essentiel, une affirmation de la grandeur de la main qui l'ouvrage.
Les éléments, ensuite, viendront le travailler, que ce soient les vents ou les eaux: mais cette création naturelle, ou plutôt, cette création continuée au long des décennies, des siècles, des millénaires qu'elle prendra peut-être, ne fait que confirmer la création initiale: et la métamorphose du temps ne pourra que renforcer, sous sa lente patience, cette interconnexion de l'ensemble des formes, jusqu'à n'être plus, à la fin, qu'une forme unique versée dans le rêve de Dieu.
Qu'on contemple un instant, je dois bien y revenir, la fontaine de Digne : de ces doigts qui se dressent vers l'infini du ciel, voici que retombent les flux d'une eau suressentielle qui s'en vient enrober de ces corps aux visages dérobés ou brouillés. Mais les cheveux sont de l'eau, et qui sait si les bras se terminent en courants, ou si ce n'est l'eau primordiale, remontant vers sa source comme une cascade inversée, qui donnerait naissance à ces membres qui s'en dégageraient de la sorte ?
Lorsque de Faykod nous livre une Pensée de la main, la figuration apparente se referme sur elle-même, le début devient fin, et la fin un début - L'informe donne la forme, et la forme s'informe au chaos initial d'où surgissent les muscles - et des tendons surréels.
Car tel est bien le miracle de l'art de Maria de Faykod: dans les interaction perpétuelles qu'elle met ainsi en scène, dans cette circulation incessante où l'eau tombe et s'emporte, où les voiles se plaquent sur des corps de jeunes femmes à la grâce de vents d'autant plus souverains qu'ils demeurent invisibles (à moins que ce ne soient plutôt des souffles qui s'incarnent au secret de ces ondes, ou le vrai vent descendu du sommet des sommets des montagnes qui fassent frissonner la pierre comme dans Le vent de Draguignan ); dans ces enfantements de l'homme par des blocs mystérieux de materia prima parcourus de genèse (et c'est précisément la Transcendance de Digne); dans le fossé accusé du monument de Mozart où les mains enchantées sont devenues autonomes et où l'esprit les instille tandis qu'une autre main, une troisième main se dresse vers le ciel où s'inscrit le musicien, toutes les formes tangibles s'immergent en autre chose, et s'immergeant de la sorte, émergent concurremment à la lumière de l'Un.